Sept ans pour se retrouver
Prologue
— Avez-vous des questions ?
La demande tomba après un long et insupportable laïus. Le docteur Pérez se tenait devant eux. Il était professeur en génétique à l’hôpital de La Rochelle et venait de leur balancer un tas d’informations, toutes plus compliquées et alarmantes les unes que les autres.
Des questions ? Jérémy en avait des tas ! Cependant, elles se bousculaient avec tant de violence dans son esprit qu’il peinait à y mettre de l’ordre : pourquoi lui ? Pourquoi son fils ?
Il s’agissait de ce petit être fragile qui baragouinait sur ses genoux et qui ignorait l’impact destructeur des paroles de cet homme qui connaissait tout de la génétique. Par réflexe, il déposa un baiser sur le sommet de son crâne et huma son odeur. Cela l’apaisa. Il le faisait sans réfléchir, un nombre incalculable de fois par jour.
— Mais… commença-t-il en se raclant la gorge pour ravaler la boule qui lui comprimait la trachée. Est-ce qu’on sait si… si ça peut évoluer ?
Son regard noir était suppliant et ne quittait pas ce médecin qui, en cet instant, avait tout pouvoir.
— Malheureusement sans nom, je ne peux pas vous affirmer qu’il y aura une bonne ou une mauvaise évolution.
— Mauvaise… marmonna Jérémy entre ses lèvres pincées.
— Si nous savions de quelle maladie génétique souffre votre fils, nous pourrions connaître l’évolution. Est-
elle dégénérative ? Quels sont les risques encourus ? Mais ici, je ne peux me baser que sur les troubles de Samuel et les premiers examens réalisés. Il y a bien des anomalies et un retard du développement, mais c’est tout ce que nous pouvons affirmer pour le moment.
— Mais…
Jérémy peinait à articuler et se détestait pour réagir aussi faiblement. Il ravala la bile qui lui montait et poursuivit :
— Que peut-on faire ?
— Ce que vous faites déjà : de la rééducation, en augmentant son intensité. Je voudrais également que certains de mes confrères le voient. Je vous ai pris, pour commencer, un rendez-vous avec un ami neuropédiatre pour le mois prochain.
Tandis que Jérémy tentait de mettre de l’ordre dans ses pensées, il se tourna vers sa femme pour voir comment elle réagissait. Irène avait la tête baissée, les poings serrés sur ses cuisses. Ses longs cheveux blonds lui tombaient en cascade jusqu’aux coudes et empêchaient Jérémy de croiser son regard. Ils formaient un écran au reste du monde. Si lui était anéanti, il craignait beaucoup sa réaction. Sa femme était fragile depuis la naissance de leur petit Sam. Un énorme baby blues avait suivi un accouchement particulièrement compliqué. Cela faisait un an et elle n’était plus la femme qu’il avait connue et aimée. La Irène impétueuse, magnifique et ambitieuse.
Il posa délicatement une main sur son bras.
— Ça va aller chérie.
Jérémy eut du mal à reconnaître sa propre voix tant elle sonnait faux. La douleur qui lui comprimait la poitrine et la boule dans sa gorge ne lui permettaient pas d’avoir l’air rassurant et protecteur qu’il tentait de garder depuis l’arrivée de leur bébé. Il lui avait fallu jouer les deux rôles et prendre soin d’elle.
Cette phrase eut le mérite de faire réagir la jeune maman. Elle releva la tête, laissant apparaître deux yeux bleus colériques et emplis de larmes.
— Ça va aller ? commença-t-elle avec une voix étranglée. Tu as écouté la même chose que moi, non ? Notre fils est handicapé, il a je-ne-sais-quelle-maladie-à-la-con génétique ! Il est en retard physiquement et sera probablement un attardé ! Et tu veux me dire que tout va bien ?
— Madame, je vous en prie, calmez-vous, je…
Jérémy aurait voulu dire à ce médecin de se taire et de ne surtout pas jouer avec le feu, mais il était trop tard. Le regard assassin qu’elle lui adressa ne présageait rien de bon. Irène était une femme impulsive et sans filtre.
— Vous, fermez-la ! Vous n’avez rien à me dire ! Ce n’est pas vous qui allez vivre avec un enfant handicapé ! Pas vous qui allez devoir mettre votre vie de côté pour vous en occuper ! Vous, vous nous balancez une bombe et vous rentrez chez vous tranquillement !
— Irène arrête, lui intima Jérémy. Il n’y est pour rien et tu le sais.
— Ce n’est la faute de personne, madame, la génétique reste un mystère, tenta le médecin.
Celle-ci s’arrêta net et le silence s’installa quelques secondes avant qu’elle ne prenne ses affaires.
— Ce n’est pas la mienne non plus.
Elle se dirigea vers la porte :
— Je t’attends dans la voiture.
Jérémy, abasourdi, resta silencieux, le regard fixé sur la porte qu’elle venait de refermer sans hésiter. Il resserra instinctivement son étreinte autour du petit corps frêle et un peu trop « hypotonique », comme disaient les professionnels qu’il avait rencontrés depuis plusieurs mois maintenant. Pour sa part, il le trouvait parfait, parfait pour ses bras, parfait pour se mouler à son torse et faire des câlins. Parfait.
Jérémy n’avait pas prononcé un mot depuis le départ de sa femme. Il se contenta de rassembler les affaires, jetant négligemment le sac à langer dans la poussette, car il avait Sam dans ses bras. Il n’arrivait pas à le quitter pour le moment. Il le gardait contre lui, contre son cœur, là où il avait l’impression de pouvoir le protéger encore un peu.
— Je suis désolé, se sentit-il obligé de préciser.
Son interlocuteur se leva et lui fit un signe de la main lui indiquant que ce n’était pas grave.
— J’aimerais que Sam passe d’autres tests. Ma secrétaire va prendre les rendez-vous et vous envoyer les convocations par courrier. De mon côté, j’envoie les nouvelles prises de sang faites aujourd’hui au laboratoire spécialisé en Allemagne.
Le docteur Pérez marqua une pause.
— Ceci est très difficile à entendre, mais je n’ai malheureusement pas d’autres informations à vous fournir pour le moment. Avez-vous des proches, amis, famille, pour vous entourer ?
— Oui, répondit-il sans réfléchir réellement à la question posée.
Aidé par le médecin qui lui ouvrit la porte, il sortit après un automatique « merci docteur » et rejoignit son épouse.
Longeant les couloirs du service pédiatrique un peu trop colorés pour un hôpital, Jérémy repensa à la dernière question du médecin. Ses parents et son grand frère Benjamin furent les premières personnes à se manifester dans son esprit. Ils étaient son pilier. Quant à ses amis, il n’en avait plus autant qu’avant.
Avant son mariage avec Irène.
Il avait surtout perdu le plus important d’entre eux. Celui vers qui, à ce moment précis, il se serait précipité. Celui qui aurait su l’épauler et le faire sourire malgré toute la peine et la souffrance qui pesaient dangereusement sur sa poitrine. Mais cela était impossible. Noam ne pourrait pas l’aider, car il l’avait abandonné. Il était parti sans prévenir, du jour au lendemain, laissant un vide immense dans la vie de Jérémy.
***
Depuis qu’ils avaient quitté l’hôpital, Irène n’avait pas posé le regard une seule fois sur son fils ni sur son mari. Elle semblait enfermée dans un mutisme qui inquiétait Jérémy. Après avoir embrassé Sam, il le déposa dans son parc et se tourna vers sa femme.
— Parle-moi, implora-t-il.
— Je ne vais pas y arriver Jérém’. Je ne suis pas assez forte.
— Mais si, bien sûr que si, on va trouver une solution, ne t’inquiè…
— Arrête ! Il n’y a pas de solution. Et moi, je n’y arrive pas. Je n’ai jamais voulu d’un enfant, c’est toi qui en voulais un. J’ai accepté parce que tu m’as dit que tu t’impliquerais et que je pourrais continuer mon travail de mannequin, mais regarde-nous ! On passe notre temps à courir après les séances de rééducation, et ce n’est rien par rapport à ce qui nous attend ! Je ne veux pas ! C’est au-dessus de mes forces !
Les paroles si violentes de sa femme lui glacèrent le sang. Cependant, il savait que la dépression post-partum parlait pour elle.
— J’ai besoin de prendre l’air, je vais aller chez mon père quelque temps, conclut-elle en se précipitant dans leur chambre pour attraper une valise sous le lit.
— Irène ! s’agaça Jérémy en la suivant. Attends, tu ne peux pas partir comme…
Le père de famille fut coupé par Sam qui pleurait dans son parc. S’il n’avait plus en vue ses parents, il paniquait. Il soupira et alla le chercher.
Son fils accroché à la taille, Jérémy retourna dans la chambre. Irène avait jeté le contenu de son armoire et forçait la fermeture de la valise, un genou posé dessus.
— Tu ne peux pas partir comme ça ! Sam va te chercher !
Sa mission accomplie, Irène releva la tête, les yeux bleu clair vides :
— Il ne me cherche pas, c’est toi qu’il veut.
Elle passa devant eux sans leur prêter un regard et se précipita dans l’entrée.
— Irène, ça suffit, arrête immédiatement. Tu es sa mère que tu le veuilles ou non ! Et il a besoin de toi.
La main sur la poignée, la mère de famille resta de dos :
— J’ai essayé, mais je n’y arrive pas. J’ai peur parfois de ce que je pourrais faire… Je suis désolée.
Jérémy et Samuel ne la revirent plus. Et ce fut six semaines plus tard que Frédéric, le père d’Irène, vint lui annoncer le départ de sa fille pour les États-Unis, où elle espérait vivre son rêve, les papiers du divorce dans les mains.
Chapitre 1
Des chiffres. Rien que des chiffres. Cela il le maîtrisait. C’était carré. Sans surprise. Il y avait quelque chose de réconfortant pour Jérémy, dans ces colonnes infinies de nombres. Il savait comment les dompter, les comprendre et les analyser. Bien loin de sa vie privée, son métier était rodé et contrôlé. Son emploi de comptable lui convenait parfaitement. Il lui offrait le luxe de pouvoir alterner le travail en présentiel et à la maison. Ainsi, il était présent pour son fils les mercredis. Un accord tacite avait été conclu avec le patron de la boîte pour laquelle il était engagé.
— Jérém’, tu pourrais regarder ce rapport, j’ai beau le retourner dans tous les sens, je ne trouve pas d’où vient l’erreur, lança une personne face à lui.
Il leva la tête de son écran. Billal était son assistant comptable et partageait son bureau. Une aide précieuse pour Jérémy. Il était arrivé en même temps que lui dans l’entreprise, et c’était naturellement que leur complicité avait grandi jusqu’à devenir amicale. Billal et Margaux étaient les seuls vrais amis qu’il lui restait. Tous deux avaient suivi ses déboires amoureux et l’annonce du handicap de Samuel, les rapprochant et renforçant leurs liens.
Jérémy attrapa le document et le feuilleta rapidement de son œil expert. Le laissant examiner avec minutie, Billal enchaîna, sachant très bien que cela ne dérangerait pas son collègue, habitué à son incessant bavardage.
— Margaux voudrait faire une petite soirée samedi avec des amis de son travail. Ça te dit de venir avec Sam ?
— Hum.
Cette réplique ne découragea pas l’assistant comptable qui avait l’habitude de ses onomatopées en guise de réponse.
— Margaux sera contente de revoir Sam, elle l’adore, et ça fait longtemps que vous n’êtes pas venus à la maison.
Jérémy ne semblait pas porter attention aux propos de son collègue, absorbé par les chiffres qui défilaient sous ses yeux. Il ne lui fallut pas longtemps pour identifier la source de l’erreur et la rapporter, ignorant la précédente remarque de Billal. Ce dernier se rassit à sa place et commença à corriger. Il laissa quelques instants passer avant de relancer :
— Et sinon, pour samedi ?
Jérémy garda les yeux rivés sur son écran, sachant pertinemment que les billes noires de son ami le fixaient avec insistance.
— Je ne vais pas venir à une fête peuplée d’inconnus avec Sam, tu le sais.
— Il n’y aura en réalité que deux filles de son travail et...
Billal se racla la gorge :
— Elles sont toutes les deux célibataires.
Cette fois, Jérémy leva la tête :
— Encore un plan foireux ? commença-t-il, l’air blasé. Billal, je ne veux pas me remettre en couple et aucune fille ne voudra de moi quand elle apprendra ma situation familiale de toute façon. Arrêtez tous les deux avec ça. Je vous adore, mais si vous continuez à vouloir me caser avec toutes les filles célibataires de La Rochelle, je ne vous approcherai plus.
Billal ricana. Les menaces de son ami l’amusaient sachant qu’il ne les mettrait pas à exécution. Cependant, il n’insista pas, vaincu pour cette fois.
— OK, comme tu veux. Viens au moins à la maison une autre fois avec Sam, Margaux veut vraiment le voir.
Jérémy sourit à son tour. Cette idée lui plaisait. Il n’eut pas le loisir de confirmer, car la porte de leur bureau s’ouvrit à la volée sur leur patron.
— Bonjour les jeunes ! annonça-t-il d’une voix énergique que la secrétaire à l’accueil du rez-de-chaussée avait dû entendre.
Les deux jeunes en question lui rendirent son bonjour enjoué. Bruno était un homme d’une cinquantaine d’années. Il gérait d’une main de maître son entreprise. C’était une société filiale de commerces maritimes dont la maison mère était située à Bordeaux. Elle ne comptait qu’une vingtaine d’employés et Bruno avait à cœur de rester proche d’eux et d’entretenir de bons rapports. Il avait fait preuve de beaucoup de souplesse quant aux horaires de Jérémy, lui permettant ainsi d’allier sa vie privée et sa vie professionnelle. Pour lui, si le résultat était là, le reste n’était que détails. Jérémy aimait beaucoup cet homme bruyant. Il lui rappelait Noam, sur ce point.
Quoi qu’il fasse, Noam réapparaissait souvent dans son esprit et cela l’irritait de constater que son ex-ami avait encore autant d’emprise sur lui après sept ans.
— Jérémy. J’ai repoussé au maximum l’échéance, mais cette fois il va falloir faire cette formation.
Elle portait sur un nouveau logiciel utilisé à Bordeaux et qui s’étendait aux succursales. Pour cela, il fallait participer à une information sur le sujet. Jérémy avait espéré pouvoir y échapper, en vain. Le souci résidait dans le fait qu’il fallait s’éloigner deux jours durant de La Rochelle. Et cela, il n’était pas disposé à le faire.
— Je sais déjà ce que tu vas me dire, mais l’audit nous pend au nez et sans ce logiciel, on est très mal. Je suis désolé, mais je n’ai pas le choix que de te l’imposer. Tu pars jeudi pour deux jours, il y aura une autre journée à distance, si je ne me trompe pas, pour valider la mise en pratique du logiciel.
— Je peux aller à sa place, proposa Billal, toujours prêt à le dépanner.
— J’y ai pensé Billal, reprit Bruno. J’ai contacté Bordeaux, mais ce n’est pas accepté.
Jérémy soupira, il savait qu’il n’avait pas le choix. Il avait déjà eu de la chance d’obtenir ce délai.
— OK, Bruno, donne-moi les horaires pour que je réserve mon train.
— Tout est fait, je t’ai réservé les billets aller-retour et l’hôtel.
— Attends, tu ne m’en as pas parlé, il faut en tenir compte dans le budget et…
— Ne t’inquiète pas, le coupa son patron, amusé de sa réaction. J’ai les reçus.
Il lui tendit les documents, anticipant la demande de son employé qu’il savait pointilleux. Son comptable était une personne qualifiée, et même avec sa situation personnelle pour le moins singulière, il continuait à être performant en apportant beaucoup pour l’entreprise.
— Bien, je m’en occupe.
Bruno hocha la tête et lui tapota l’épaule dans un geste qui se voulait réconfortant. Son regard se posa sur une photo du petit Sam qu’il connaissait au travers de Jérémy bien qu’il ne l’ait jamais vu. Cela l’embêtait de mettre un de ses meilleurs employés en difficulté, toutefois il n’y avait pas d’autres possibilités.
Il les salua et sortit.
— Tu veux qu’on garde Sam ?
Jérémy sourit à son ami. Celui-ci jouait avec son stylo qu’il faisait tourner avec dextérité autour de son pouce, signe qu’il était soucieux. Sam aimait aller chez eux, Margaux était la reine des crêpes dont le petit homme raffolait. Il y avait pourtant une différence notable entre y passer un après-midi avec son père et y rester seul deux jours.
— Non, je vais voir avec mes parents, mais merci.
— Pas de problème, tu sais qu’on est là.
Oui, tous deux adoraient Sam et il se sentait reconnaissant de les avoir dans sa vie.
***
Jérémy était au fond de son lit, bien que le réveil affichait déjà six heures quarante-cinq. Une petite silhouette se dessinait sous les couvertures et une tête dépassait de la couette.
Il émergeait difficilement. La nuit avait encore été compliquée.
« Compliqué », ce mot semblait être ce qui définissait le mieux sa vie depuis maintenant quatre ans. Peut-être même avant cela.
Il baissa les yeux sur la petite tête, aussi brune que lui, qui reposait encore sur son ventre. Il passa sa main dans les cheveux soyeux. Ce geste suffit à réveiller le petit intrus dans son lit. Encore une fois, il avait cédé. Bien qu'il usait de tous les stratagèmes pour que son fils puisse passer la nuit dans sa chambre, ce dernier arrivait constamment à ses fins.
Cela n'avait pas toujours été le cas. Bien que difficiles, les nuits n'étaient pas le problème majeur. Mais depuis le départ d’Irène, les angoisses du petit garçon avaient empiré et Jérémy ne savait plus comment s'y prendre.
Voilà quatre ans, Irène était partie voulant vivre sa vie, mise entre parenthèses depuis trop longtemps. Ainsi, elle avait quitté la France pour les États-Unis, sans se retourner.
Elle avait préféré abandonner son mari et son fils, et allait vivre « sans attache » – tels étaient les termes utilisés par sa, désormais, ex-femme – quand elle lui avait annoncé sa décision de tout plaquer, le laissant seul avec Sam. Après son départ, il avait pu la contacter par téléphone et ce fut la dernière fois qu’il entendit le son de sa voix. Un ultime appel désespéré pour tenter de la raisonner. Toutefois, il savait que cette fuite cachait la détresse d’Irène. Elle avait préféré partir sachant qu’elle n’aurait pas su faire face à la situation.
Jérémy se redressa et se pencha pour déposer un baiser sur le front du petit être qui régentait son univers, sa seule et unique préoccupation.
— Allez debout p'tite tête, c'est l'heure du petit déjeuner.
— Un bibi ?
— Sam.... soupira Jérémy, à cinq ans il serait temps que tu prennes un petit-déj’ de grand, dans un bol !
— Non, Sam veut bibi ! se renfrogna Samuel.
Jérémy arrêta là le débat. Ce n'était pas le moment de discuter, il était déjà six heures cinquante et il devait se dépêcher s'il ne voulait pas arriver en retard à l'école.
Il sortit de la chambre, suivi de son « mini lui », comme aimaient l'appeler ses parents et son frère. Il se dirigea à l'autre bout du couloir, en passant par la chambre de son fils qui n'était quasiment jamais occupée, puis arriva dans le salon ouvert sur la cuisine. Il mit en route le biberon de Sam, alluma sa cafetière et y déposa une dosette de café corsé. Il lui fallait au moins cela pour commencer la journée.
Sam, de son côté, s'installa dans le canapé et regarda la télé. Il but son précieux breuvage devant les dessins animés du matin. Petit rituel pour démarrer la journée.
Jérémy descendit son café d'une traite et fila sous la douche. Comme chaque jour, il courrait après le temps.
Il ressortit quinze minutes plus tard et appela une première fois son fils, puis une deuxième... et le cinéma habituel commença. Jérémy savait qu'il allait devoir user d’astuces pour motiver son fils à se préparer.
Toute étape quelle qu’elle fut, devenait une épreuve, un obstacle à franchir rien ne se faisait simplement. Son fils souffrait d'un retard d'apprentissage et de troubles du comportement, sans que les médecins ne trouvent de nom à mettre sur la raison de ses difficultés. Celles-ci devenaient plus pesantes chaque jour, et le combat quotidien davantage épuisant. Jérémy avait souvent eu l’envie de tout envoyer balader. L’amour inconditionnel qu’il portait à son fils ne suffisait pas toujours à calmer sa frustration de devoir batailler pour chaque infime étape. Et cela n’était que la partie apparente de l’iceberg. Il lui fallait gérer les différents rééducateurs qui prenaient en charge Sam, appliquer leurs conseils, se battre avec l’administration, remplir des tas et des tas de paperasses, dans lesquelles il ruminait le malheur qui frappait son fils. Faire face aux regards des autres, ceux-ci n’étaient pas toujours compréhensifs, le handicap de Sam n’était pas visible au premier abord.
Quelques fois durant de courts instants il enviait Irène d’être partie et il imaginait une vie, seul, sans enfant, sans rééducation, sans soucis administratifs et surtout sans l’angoisse du futur de Sam. Quand cela arrivait, ces brefs moments d’égarement le faisaient culpabiliser.
Sa rage contre Irène n'avait pas diminué et aujourd'hui encore, il maudissait le jour où il était tombé amoureux de cette mannequin blonde aux yeux bleus. Elle avait toujours été si belle, mais tellement égocentrique, que leur relation avait été, de toute façon, vouée à l'échec.
Ses proches l'avaient pourtant prévenu, sa famille n'avait jamais apprécié la jeune femme, trop superficielle et trop préoccupée par sa personne. Mais Jérémy était amoureux, il aurait tout donné pour elle. Il s'était lancé dans cette relation tête baissée, ignorant le regard des autres.
Quand Irène avait su qu'elle était enceinte, il avait été fou de joie à l’idée d’avoir un petit être qui serait à la fois elle et lui, qui serait la preuve de leur amour, la consécration en somme. Irène avait été moins enthousiaste, toutefois Jérémy s’était investi pour deux et l'arrivée de leur fils avait été l'événement le plus heureux de sa vie.
Dès le départ, Jérémy avait joué les deux rôles auprès de leur petit Sam, la laissant se remettre, faisant tout pour qu'elle ne soit pas submergée par ses responsabilités de mère. Il avait mis en pause sa carrière en prenant un congé parental et s’était entièrement consacré à son fils.
Très vite, les premiers signes de retard étaient apparus. C'était sa mère, Joëlle, qui l'avait alerté sur certains constats inquiétants. À neuf mois, il ne tenait pas assis et ne suivait pas du regard, ces petits détails ne l'avaient pas alarmé, lui, trop pris à essayer de joindre les deux bouts. Il avait alors consulté son médecin de famille et un parcours interminable avait commencé.
Les examens, les spécialistes, les mauvaises nouvelles, l'inquiétude, l'incertitude, la peur, le désespoir, la culpabilité, tous ces sentiments, Jérémy ne les connaissait que trop bien. Il avait appris à vivre avec eux, mais bien souvent, toutes ces émotions le rattrapaient. Il refusait de se laisser aller et repoussait ses doutes et ses peurs. Il continuait d'avancer. Un jour après l'autre.
Il arriva finalement à préparer Sam, qui avait cédé en voyant le pull à l'effigie de son personnage favori que son père avait préparé. Pour ce matin, ce stratagème avait suffi à le motiver.
Vérifiant une dernière fois les affaires de son fils dans son cartable, ils se mirent en route.
***
Jérémy gara la voiture devant la petite école qui accueillait Sam. La voix de son collègue et ami lui parvint dans l’habitacle grâce au Bluetooth de son téléphone.
— Ton train est à quelle heure ?
— À dix heures. Je devrais être dans les temps.
— Bon, embrasse Sam pour moi.
Jérémy tourna la tête vers son fils, mais comme il s’en doutait, celui-ci n’avait pas entendu.
— Ce sera fait. Je te laisse, je suis arrivé et on va être en retard.
— OK, mais, hé, Jérém’ ! l’interpella Billal. Pense à t’amuser, c’est l’occasion. Une nuit, seul, loin de chez toi...
Jérémy leva les yeux au ciel. Avec Margaux, ils ne le lâchaient pas avec ça. « Tu es jeune », « Ce n’est pas parce que tu es père que tu ne peux pas t’amuser », « Tu as le droit au bonheur », et toutes ces phrases toutes faites que l’on dit aux jeunes divorcés.
— Je dois y aller, Billal.
Après un dernier au revoir, il raccrocha et se tourna vers son fils, assis dans son siège auto au couleur de l’un de ses dessins animés préférés. Le regard sur la cour de l’école que l’on pouvait apercevoir depuis le parking, la bouche ouverte, Sam était perdu dans ses pensées. Jérémy se contorsionna et déposa avec précaution une main sur la cuisse de son fils pour le ramener à l’instant présent.
— Sam, on est arrivés.
Le petit sursauta malgré la prudence de son père et le regarda comme s’il revenait de loin.
— Non, Sam veut pas école.
Jérémy lui sourit et resserra sa main sur sa petite jambe.
— Sonia est là, elle va t’aider.
Puis sans lui laisser le temps de rétorquer, il sortit de la voiture et alla lui ouvrir. À contrecœur, le petit garçon descendit et attrapa sa main. Il la serra comme si sa vie en dépendait tandis qu’ils remontaient l’allée.
Les enfants jouaient et couraient dans tous les sens au milieu de la cour de récréation. Les cris et les rires fusaient et chacun d’entre eux alertait Sam. Jérémy sentait sa main se resserrer et son petit corps se coller davantage à lui. Son regard ne quittait pas « les grands » qui jouaient au ballon. Ce spectacle le captivait autant qu’il l’effrayait.
Jérémy passa devant la classe de grande section où Sam aurait dû normalement entrer. Cependant, lors de l’une des ESS[1], le corps enseignant ainsi que les rééducateurs présents avaient émis la demande de le laisser une année supplémentaire en moyenne section. Jérémy avait ricané en demandant s’il était possible de redoubler en maternelle.
Il semblerait que oui.
Résigné, il avait accepté. Les capacités actuelles de Sam étaient sans appel et il n’avait pas assez de poids pour contrer la décision.
La classe de moyenne section était en ébullition. Les parents étaient autorisés à entrer pour apporter leurs dernières recommandations à leurs enfants pour la journée.
« Sois sage. »
« Demande pour faire pipi. »
Jérémy tira son fils par la main jusqu’à son porte-manteau. Au-dessus de chaque patère, le nom de l’enfant était inscrit et un pictogramme était affiché. On y voyait le dessin d’une écharpe, d’un bonnet, d’un manteau ou encore de gants. La plupart des autres pictogrammes avaient une ou plusieurs pastilles vertes. L’enfant l’obtenait quand il arrivait à enfiler et enlever le vêtement seul.
Pour sa deuxième année de moyenne section, celui de Sam était vierge.
Jérémy ignora le petit écriteau et, accroupi, s’activa à enlever le manteau de son fils, l’accrocha et réajusta sa tenue.
En se redressant, il s’autorisa à regarder les dessins accrochés au mur. Chaque jour il regardait discrètement avec l’espoir de voir le nom de Samuel écrit sur l’un d’eux, mais encore une fois, aucun des siens n’était affiché. Il ignora le nœud à l’estomac qu’il ressentit et se dirigea vers une des tables sur lesquelles des activités étaient disposées.
Il chercha du regard Sonia. Elle était l’AESH de Sam. Ce nom compliqué désignait l’accompagnant des élèves en situation de handicap. Elle l’aidait dans la réalisation des tâches quotidiennes à l’école. Grâce au dossier complet qu’il avait fourni et des courriers des rééducateurs qu’il avait récupérés, Jérémy avait obtenu douze heures par semaine. Ce n’était pas assez, mais c’était mieux que rien. Sam se sentait plus en confiance à l’école, depuis que Sonia était là.
C’était aussi grâce à la mise en place de ce soutien que son fils pouvait continuer à aller à l’école en « milieu ordinaire ». Ces deux mots faisaient grincer des dents Jérémy.
Il aperçut les longs cheveux noirs de Sonia dans la cour. Celle-ci était encore en retard, mais au moins, aujourd’hui, il la croisait.
— Bonjour, Sam, lui sourit la jeune femme. Désolée du retard, ajouta-t-elle à l’égard de Jérémy.
— Ce n’est rien. Je suis content de pouvoir vous voir, car aujourd’hui Sam est un peu contrarié. En début de
semaine j’avais prévenu que je devais partir en déplacement. Et ce sera donc ma mère qui viendra le chercher ce soir. Ce changement le perturbe, la journée risque d’être plus compliquée.
Sonia lui sourit. Jérémy appréciait la jeune femme qui avait un bon contact avec son fils.
— Ne vous inquiétez pas, je suis avec Sam ce matin et dans une autre classe cet après-midi, mais je viendrais entre deux m’assurer que tout va bien.
Jérémy lui fit un sourire reconnaissant et s’accroupit une nouvelle fois pour embrasser son fils, dont les larmes menaçaient de couler à tout moment. Il lui rappela que ce soir, c'était ses grands-parents qui viendraient le chercher. Sam se figea à l'entente d'un changement dans son « emploi du temps », toujours sur mesure. Il en avait besoin, ça lui permettait de gérer ses angoisses. Bien sûr, il adorait ses grands-parents, mais dès qu'une modulation inattendue arrivait, il perdait ses repères et paniquait. Jérémy vit tout de suite le vacillement dans le regard bleu marine de son fils et le prit contre lui pour un câlin. Sam se lova automatiquement dans ses bras rassurants et nicha son nez dans son cou, s’y accrochant avec force.
La séparation était toujours difficile. Le temps n’y faisait rien et Jérémy vivait aussi mal que Sam ces moments. S’il s’écoutait, il le garderait avec lui, le protégerait de tout et serait son guide. Une utopie qu’il savait vaine. Cependant, il s’efforçait de faire tout ce qui était en son pouvoir pour son fils. Ce n’était sans doute pas la meilleure méthode pour aider Sam, mais l’un comme l’autre avait besoin de ce lien inébranlable.
Après un rituel méthodique, Jérémy réussit à quitter la classe et, le cœur serré, s’éloigna. Il tenta de ne pas se retourner quand son fils se mit à pleurer.
Sonia est là, sa maîtresse aussi et tout ira bien.
Voilà la phrase qu’il se répétait chaque fois. L’envie de rebrousser chemin était tentante. Trop. Il devait se faire violence et faire confiance à son institutrice et Sonia.
Son téléphone dans sa poche subit son trouble. Il le serra avec force comme pour s’accrocher à quelque chose qui lui permettait de ne pas craquer à son tour.
Chapitre 2
La gare était bondée ce jour-là et les travaux qui s’opéraient devant celle-ci avaient failli mettre Jérémy en retard.
Soupirant de soulagement d’être finalement arrivé à l’heure, il avança dans la petite allée du wagon, cherchant sa place. Il ignora les regards des autres voyageurs braqués sur lui qui, attendant le départ, observaient les retardataires s’installer.
Il se réjouit intérieurement en constatant qu’il était seul sur la banquette de deux et, fait appréciable, dans le sens de la marche.
Il n’avait jamais été quelqu’un d’asocial, mais aujourd’hui, les choses étaient différentes et il avait appris à composer avec la solitude. Sa vie avait changé. Sam n’en était pas l’unique cause. Irène l’avait, malgré lui, éloigné de ses amis jusqu’à cette scissure, sept ans plus tôt. Ce jour restait encore ancré dans sa mémoire dans une semi-incompréhension et une semi-colère.
Il prit la place côté fenêtre et se perdit un instant dans la contemplation des voies ferrées qui devenaient moins nombreuses à mesure que le train s’éloignait de la gare. Il déverrouilla son téléphone et s’assura qu’il était bien en mode « normal » pour recevoir un éventuel appel de l’école. Il en profita pour renvoyer un message à sa mère lui rappelant l’heure de fin de classe. C’était inutile, il le savait, mais il en avait besoin.
Puis, il sortit son ordinateur portable. Le trajet durait deux heures et il vit là une opportunité de se consacrer à une des rares activités qu’il pouvait encore s’autoriser : L’écriture. Il avait trouvé dans ce loisir une échappatoire. Depuis deux ans, il postait en ligne. Personne ne savait qui il était et cela lui convenait très bien. Son pseudo lui permettait de garder l’anonymat et de partager ses histoires. Toutes parlaient
d’amour. Un amour parfait, sincère, relevant du fantasme. Son fantasme.
Celui qu’il n’avait pas trouvé et qui l’avait blessé. Détruit.
Vérifiant une fois encore qu’il était bien seul et que personne ne pouvait voir son écran, il parcourut les dernières lignes qu’il avait écrites pour poursuivre son chapitre. Il gardait secret ce pan de sa vie pour deux raisons. La première était qu’il ne se sentait pas l’âme d’un auteur et si quelqu’un de son entourage familial ou amical s’amusait à le lire, il se sentirait honteux de partager ces histoires qu’il jugeait mal écrites. La seconde était que celles-ci comportaient des scènes charnelles. La honte ressentie avec la première raison ne serait rien comparée à cette deuxième. Il aimait faire vivre à ses personnages un amour passionnel et fusionnel.
Le paysage désormais vert et apaisant défilait par la fenêtre, mais Jérémy n’y prêta aucune attention, trop absorbé par l’écriture d’une scène épicée entre ses deux protagonistes. Quand il écrivait, il devenait oublieux de son environnement et s’immergeait avec ses personnages dont l’histoire était bien plus intéressante que sa vie, vide de toute romance. Ainsi, tandis que ses doigts pianotaient avec vélocité, il n’entendit pas qu’une personne se penchait sur le fauteuil libre à ses côtés ni que celle-ci posait son regard sur son écran.
— Ici, tu as fait une faute. Sucé c’est « er ».
Jérémy fit un bond sur son fauteuil, manquant de renverser son ordinateur, et tourna aussitôt la tête vers la voix grave qui l’avait tiré de ses pensées. Par réflexe, il ferma le clapet tout en détaillant le visage amusé qui lui faisait face. Une volée d’insultes traversa son esprit pour remettre à sa place l’importun qui s’immisçait de la sorte dans son espace privé. Cependant il resta interdit, la bouche à demi ouverte, les yeux écarquillés sous la surprise.
Ce visage. Ce sourire. Ces fossettes. Ces yeux bleus. Il les connaissait.
— No… Noam ? articula-t-il difficilement, pas sûr de réellement comprendre ce qu’il venait de se passer.
— Salut Jey.
« Jey. »
Il n’y avait qu’une personne qui l’appelait ainsi. Une seule. Noam. Ce surnom et le petit rire qu’émit l’importun en voyant son air ahuri lui confirmèrent l’identité de son interlocuteur. Il déglutit et se racla la gorge. Sans pouvoir parler, il lui fit un signe pour l’inviter à s’asseoir à ses côtés.
Noam s’installa et Jérémy ne le quitta pas des yeux. Il le scrutait, cherchant à savoir si c’était bien le garçon qu’il connaissait, s’il était celui avec qui il avait fait les quatre cents coups depuis leur première rencontre au collège, en sixième. Une rencontre complice dès les premiers instants, une compréhension de l’autre presque instinctive et deux tempéraments opposés qui se complétaient. À deux, ils formaient un duo inséparable et réputé. Nul n’ignorait qui étaient les deux « stars » du collège, puis du lycée. Il n’y avait pas de bonnes fêtes s’ils n’y étaient pas et être invité chez l’un ou l’autre faisait grimper la cote sociale de n’importe qui.
Jérémy vit Noam déglutir et se passer une main dans ses mèches blondes, toujours coiffées de la même manière, quoique plus courtes. Elles retombaient toujours devant ses yeux, mais ne voilaient plus autant son regard.
— Je me sens con, commença-t-il. Ça fait tellement longtemps… je ne m’attendais pas à te revoir un jour, encore moins en train d’écrire du porno.
Son rire fit sursauter Jérémy. Cet éclat, il l’aurait reconnu entre tous. Un rire bruyant, vivant et communicatif. Il lui était souvent arrivé de rire à une blague de Noam juste à l’écoute de ce son caractéristique.
— Qu’est-ce que tu fais là ? finit-il par questionner, toujours sous le coup de la surprise.
— Je vais à Bordeaux pour le travail.
— Mais tu n'avais pas quitté La Rochelle ?
— Ouais... fit Noam, embarrassé, en se passant une main derrière la tête. J'avais besoin de m'éloigner, je ne
pouvais pas rester à La Rochelle, je... Je devais repartir à zéro après toute cette histoire... J'avais le cœur brisé et rester n'aurait pas été la bonne solution pour moi.
Après toute cette histoire… Voilà comment Noam résumait les événements. Mais si pour lui ça avait été « toute une histoire », pour Jérémy ça n’avait été qu’une soirée. Une soirée dont il n’avait rien compris et où il n’avait rien pu faire. Il ignorait alors que c’était la dernière fois qu’il voyait son meilleur ami. Sans compter qu’il avait aussi perdu le contact avec leur groupe d’amis. Alors Jérémy ne voulait pas se contenter de ses pauvres excuses, il avait beaucoup souffert de son absence. Il observa furtivement les personnes autour d’eux. Ils étaient plongés dans leur téléphone et ne leur prêtaient pas attention. Il reporta son regard sur
Noam et c'est avec une rage mal contenue qu'il lança :
— Mais tu as pensé à moi ? Tu crois que je me suis senti comment après ton départ ? J'ai cherché par tous les moyens à te joindre, mais tout le monde faisait barrage, comme si tout ça était de ma faute ! Je ne voulais pas te perdre et je me suis retrouvé seul du jour au lendemain !
Noam resta un moment figé. Il était certain que celui-ci aurait souhaité ne plus le revoir, pas après ce qu'il avait fait, et continuer sa vie avec sa « si parfaite fiancée ».
— Je... commença-t-il, je suis désolé, mais ce n'était pas possible de rester dans cette ville où tout me rappelait toi, il y avait trop de souvenirs... Je devais partir, recommencer et être moi.
Les yeux bleus face à lui semblaient si tristes à ce moment précis que Jérémy sentit sa colère s'effacer et détourna le regard. Il ne répondit pas tout de suite, prenant la mesure de toute la peine qu'avait ressentie Noam.
Ce dernier reprit la parole :
— Tu m'as manqué... beaucoup. Je suis rentré sur La Rochelle il y a presque un an, j'ai eu une opportunité professionnelle pour me rapprocher et je l'ai saisie. J'ai plusieurs fois voulu te recontacter, mais je n'ai pas trouvé le courage de le faire.
Jérémy sonda son regard bleu. Il avait l’impression de le découvrir et pourtant c’était une sensation familière. Il ignorait quoi dire. Il ressentait pour la première fois de sa vie, en présence de Noam, une gêne.
Comme s’il avait lu en lui, Noam intervint :
— Tu sais, j’ai presque bondi de mon siège en te voyant passer, il m’a fallu réunir mon courage avant de venir te voir. J’étais pas sûr de savoir quoi dire… Et si tu avais envie de me parler…
— Cette soudaine timidité ne te va pas, le nargua Jérémy.
Il était rassuré de voir que le malaise était réciproque et il sentait que tous deux avaient envie de recommencer, de se raconter leurs vies, de se retrouver.
— T’as raison, ricana Noam. Je n’ai pas à être timide, et puis le plus gêné ça doit être toi, avec tes histoires pour le moins surprenantes !
La surprise de le revoir lui avait fait oublier ce détail horrifiant.
— Crétin !
Noam leva les mains en signe de reddition, masquant difficilement son amusement. Ce petit interlude eut le mérite d’avoir détendu l’atmosphère.
La fin du trajet en train arriva vite, ils avaient discuté encore un peu, Noam surtout. Il lui apprit ses années à Bordeaux, son changement d'orientation professionnelle. Il avait abandonné la comptabilité, qu'il avoua avoir choisie pour rester près de lui et non par choix personnel. Il avait donc repris des études de commerce.
Aujourd’hui, il dirigeait une agence immobilière avec Maxime, un ami rencontré à Bordeaux. L'entreprise avait très vite connu le succès et ils avaient décidé d'en établir une autre sur La Rochelle. Noam avait pris la tête de cette dernière, alors que Maxime était resté pour gérer celle de Bordeaux.
Il aimait son travail, Jérémy pouvait le voir dans ses yeux qui brillaient d'exaltation en parlant de ses différents projets.
Continuant son récit, Noam expliqua à Jérémy qu'il retournait régulièrement à Bordeaux, la boîte principale s'y trouvant. L'occasion pour lui de ne pas couper les ponts avec cette ville qui lui avait beaucoup apporté et qui restait importante dans sa vie.
Jérémy, quant à lui, resta plus discret. Il voulait raconter tellement de choses, mais les mots lui manquaient. La surprise de le revoir, de l'écouter lui parler comme autrefois, comme si ces longues années d'absence n'avaient pas eu lieu, était telle qu'il n'avait pas la force de parler de lui. Il relata néanmoins, succinctement, son divorce et l'arrivée de Sam, qui était son rayon de soleil et sa raison de vivre.
Noam eut un moment de surprise et un voile sombre passa dans ses yeux clairs quand il apprit qu'Irène l'avait abandonné du jour au lendemain. Il imaginait la souffrance endurée et son instinct de protection, qu'il avait toujours eu plus développé que la normale, surtout pour Jérémy, reprit ses droits. Il eut du mal à contenir sa colère, mais fit un effort. Il ne voulait pas gâcher ses retrouvailles.
Jérémy avait une question qui lui brûlait les lèvres depuis l’instant où il l’avait revu. Hésitant, il se lança :
— Est-ce que... est-ce que tu éprouves toujours les mêmes sentiments ?
Noam se figea un instant. Quand tout à l'heure, assis sur son siège, il avait vu Jérémy monter dans le même train que lui, il l'avait tout de suite reconnu… Ses cheveux bruns, son attitude froide, ce visage aux traits fins et pourtant masculins… Les battements de son cœur s'étaient accélérés brutalement. Il l’avait regardé s'installer trois rangées devant la sienne et, après un combat intérieur, s'était décidé à aller le voir.
— J'ai fait du chemin ces dernières années, j'ai rencontré d'autres personnes, j'ai eu des relations plus ou moins longues. Tu resteras toujours important pour moi, plus qu'un ami, je t'ai aimé pendant tellement longtemps. Même avant que je réalise mes sentiments pour toi, tu étais déjà la personne la plus importante à mes yeux. Mais, j'ai compris que ce n'était pas partagé et notre amitié me manque. Aujourd'hui, ce que je veux avant tout, c'est retrouver mon meilleur ami.
Noam savait qu'il se mentait, ses sentiments avaient refait surface à la seconde où Jérémy était apparu dans son champ de vision, mais il les ferait taire. Il n'avait qu'une certitude en cet instant : il ne supporterait pas de le voir quitter sa vie à nouveau en descendant de ce train.
Jérémy sentit une curieuse impression, comme une déception. Il l'ignora et lui fit un rictus, qui fit bondir le cœur de Noam dans sa poitrine. Ces petits sourires en coin lui avaient manqué.
Arrivés à Bordeaux, les deux amis échangèrent leurs numéros.
Ce fut le cœur plus léger que Jérémy quitta Noam avec la promesse qu'ils se reverraient.
Oui, il espérait vraiment retrouver son meilleur ami, que ce dernier reprenne la place que personne n'avait su combler, comme si son être n’était pas complet sans Noam près de lui.
[1] ESS signifie « équipe suivi scolaire ».
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