top of page
Je t'attendrai
CHAPITRE 1
Pavel soupira d’aise en posant le dernier dossier de sa garde. Son dernier avant plusieurs mois. Il s’autorisa à détendre sa nuque qui le faisait souffrir après être resté dans la même position pendant trop longtemps, et se plongea dans la contemplation du plafond. Cependant, quoi qu’il fasse, il n’arrivait pas à ignorer le regard lourd qui pesait sur lui. Il abdiqua, c’était un combat perdu d’avance, mieux valait répondre à son appel silencieux. Il dévia ses yeux clairs vers la seule autre personne présente dans la salle de garde des urgences de l’hôpital de Prita.
— Katia, est-ce que tu pourrais arrêter de me regarder comme si j’allais être exécuté demain ?
Son amie se racla la gorge et reporta son attention sur son propre dossier, qu’elle avait délaissé au profit de Pavel.
— Désolée, mais c’est un peu comme si tu cherchais à mourir !
Pavel se frotta les tempes. Entre sa meilleure amie et sa fiancée, il avait la sensation de ne pas être compris.
— Je me porte volontaire pour soutenir nos soldats au front.
Katia replaça une mèche brune avec agacement derrière son oreille. En vain, celle-ci ne tenait pas. Ce geste n’échappa pas à Pavel qui rit discrètement. Elle menait une dure lutte contre elle-même pour ne pas céder à la tentation d’aller chez le coiffeur. Les cheveux toujours coupés très court, elle s'efforçait de les laisser pousser pour obtenir une longueur satisfaisante pour son mariage prévu dans un peu moins de quatre mois.
— Mais tu ne seras pas là pour mon grand jour ! Et je te rappelle que tu es le témoin ! Pas n’importe lequel, tu es mon témoin !
Même après toutes ces années, le ton presque solennel de Katia continuait de le faire sourire. Ils s’étaient rencontrés en primaire, une amitié qui durait depuis. Tous deux avaient voulu devenir médecins, et ce fut ensemble qu’ils avaient quitté leur ville de naissance, Forvido, pour la capitale, afin d’y recevoir le meilleur enseignement médical. Ils s’étaient battus pour obtenir leur place. Venir de Forvido n’avait pas joué en leur faveur. Pourtant, ils n’avaient pas abandonné devant la difficulté. Et s’ils y étaient parvenus, ils ne le devaient qu’à eux-mêmes.
— Je serai rentré. Je te rappelle que ma mission ne peut pas excéder trois mois. Le docteur Boleyn a été très clair.
— Heureusement ! Sinon, je ne te verrais plus avant la fin de cette maudite guerre ! Et tu as pensé à Ava ?
Pavel perdit un peu de son enthousiasme. Ava représentait un problème bien plus délicat à gérer. Elle était sa fiancée depuis quelques semaines maintenant. Celle qu’il abandonnait pour partir aider les soldats au front. Et il lui était bien plus difficile de tenir bon face à son regard.
— Ne la mêle pas à tes plaintes.
Son ton était suffisamment ferme pour que Katia sache qu’elle avait touché juste.
— Si tu y vas, tu ne pourras pas préparer ton propre mariage.
Pavel perdit définitivement son sourire :
— C’est Ava qui t’a demandé de me parler pour me dissuader d’y aller ? Encore ?
Ce fut au tour de la jeune femme de chercher ses mots. Oui, elle agissait pour son compte, mais surtout pour celui d’Ava. L’approche du départ de Pavel la rendait malade et Katia n’avait pu se résoudre à la laisser ainsi. Elle avait accédé à sa requête : tenter de raisonner Pavel une ultime fois.
Ce dernier obtint sa réponse en apercevant la mimique de sa meilleure amie. Il soupira :
— Katia…
Le malaise qui avait gagné la jeune femme se dissipa très vite, au profit de la colère, son moyen de défense absolu :
— Quoi, « Katia » ? Je la comprends parfaitement ! Je te rappelle que mon fiancé est au front. C’est un foutu capitaine de l'armée de Pritalia et il doit se battre pour je ne sais quel motif et risquer de mourir à tout instant !
Elle attrapa une mèche de ses cheveux – qui décidément ne lui plaisaient pas – et tira dessus :
— Pourquoi je fais ça, moi ? Pourquoi je les laisse pousser ? Tu crois sincèrement qu’il rentrera ? Que je vais me marier ? Et si oui, combien de temps restera-t-il mon mari avant que l’armée ne m’annonce que je suis veuve ?
Sa voix se muait en cri au fur et à mesure qu’elle parlait. Pavel n’eut pas le cœur à lui en vouloir davantage. La voir si désemparée l’en empêcha. Il contourna rapidement la table et la prit dans ses bras. Elle était comme une sœur pour lui et il refusait de la faire souffrir.
— Katia, je ne pars que trois mois et je resterai à Naranne, à l’arrière. Je soignerai des soldats rapatriés du front, je pourrai être plus utile qu’ici. Tu l’as bien vu, les trois quarts d’entre eux ne survivent pas au transport. On a beau être des pays frontaliers, la distance reste importante. Tu sais comme moi que beaucoup de vies pourraient être sauvées si on les traitait à temps.
Devant l’évidence, Katia ne put que hocher la tête, qu’elle posa sur son épaule. Elle avait besoin de soutien, de chaleur. Abel parti au front, elle se sentait seule avec pour uniques compagnes le silence et l’angoisse.
Pavel s'abandonna à l'étreinte. Tenir Katia entre ses bras était un réconfort pour lui aussi. Il la savait forte et se permit de relâcher la pression quelques instants contre elle. Il lui était plus facile de s'autoriser ce genre de moments avec sa meilleure amie qu’avec sa fiancée. Ava avait toujours été plus sensible, et son état à la veille de son départ dépassait les limites de son stress habituel. Il ne voulait pas en rajouter.
Encore enlacés l’un à l’autre, Pavel osa lui demander :
— Tu as reçu des nouvelles dernièrement ?
— Non, pas depuis deux semaines.
Pavel n'ignorait pas que c’était une longue attente, mais le courrier prenait du temps à arriver. Bien que le pays de Pritalia était voisin avec celui de Nomiranne, où cette guerre ne prenait jamais fin, des lettres se perdaient fréquemment.
Il inspira pour répondre, mais elle l’en empêcha.
— Je sais. Ça ne veut rien dire.
Ils se redressèrent et se sourirent. Lire les pensées de l’autre avait toujours été évident entre eux. C’était la raison pour laquelle Katia savait qu’elle ne pourrait pas le convaincre. Elle avait voulu tenter une dernière fois, car au fond d’elle, elle avait besoin de savoir qu’elle avait essayé jusqu’au bout, mais il faisait partie de ces personnes qui éprouvaient le besoin de se rendre utiles, peu importaient les risques encourus.
En passant une main dans les mèches châtains de Pavel, elle sourit :
— Ces boucles ne vont pas plaire à l’armée.
Il leva les yeux comme s’il pouvait les voir :
— Ça, je m’en contrefiche, je vais aider, pas me transformer en militaire.
Sa remarque allégea quelques instants le poids que tous deux portaient et Katia rit. Pavel était doté d’un altruisme élevé, mais l’autorité et lui n’avaient jamais fait bon ménage.
***
Pavel sortait du bureau du médecin directeur de l’hôpital, le docteur Claudia Boleyn. Celle-ci lui avait demandé de venir la voir, ainsi que ceux qui feraient le voyage avec lui, avant leur départ, pour leur souhaiter bonne chance et leur dire la fierté qu'elle éprouvait de les voir se porter volontaires. Sans oublier, évidemment, de leur rappeler les règles de la mission : pas plus de trois mois. À l’arrière. Et sous le commandement d’un lieutenant médecin en permanence. Pavel doutait que cette troisième condition serait possible, cependant, il hocha la tête pour acquiescer. Il était décidé et rien ne pouvait le faire changer d’avis.
Rien. Mais une dernière épreuve l’attendait. Était-ce la raison pour laquelle il traînait à l’idée de rentrer chez lui ?
La réponse était évidente. Ava l'attendait et, même si elle ne le lui demanderait pas ouvertement, il savait qu’il devrait la réconforter. Pourtant, à la veille du départ, il aurait bien eu besoin de l’être, lui aussi. Sa motivation restait intacte, mais le stress ne cessait de croître. La crainte de l’inconnu et toutes les recommandations qu’il recevait ces dernières semaines commençaient à peser.
S’arrêtant à l’ombre d’un platane qui ornait la grande place de la capitale, Prita, il inspira plusieurs fois profondément dans l’espoir de se calmer. Pavel avait conscience qu'il allait devoir faire preuve de courage. Il avait beau déclarer à tous qu'il était prêt et décidé, au fond de lui, l’angoisse s'amplifiait un peu plus à mesure que le départ approchait. Il n'était pas idiot. En prenant en compte l'état des blessés rapatriés et ce que ces derniers leur rapportaient, il savait qu'il affronterait des situations d'une horreur indescriptible. C’est pourquoi il lui fallait chercher le courage pour rentrer et rassurer sa fiancée, qui allait encore tout tenter pour le garder auprès d'elle.
Quand un semblant d’apaisement apparut, il reprit son chemin jusque chez lui.
***
Pavel ôta ses chaussures avec ses pieds. Juste avant de les balancer à travers la pièce, il se ravisa en se rappelant qu’Ava ne supportait pas qu’il le fasse. Il les plaça sur l'étagère prévue à cet effet.
Depuis l’entrée, il l’apercevait dans la cuisine ouverte. Son appartement était petit et loin d’être digne d’y accueillir l'héritière du sénateur Victor Gasha, l’un des hommes les plus influents de Prita. Pourtant, Ava vivait ici la plupart du temps.
Voilà bientôt un an qu’ils formaient un couple. Au départ, la famille d’Ava ignorait l’existence de leur relation amoureuse et tout allait pour le mieux. Toutefois, le secret fut éventé et Pavel avait dû rencontrer ses futurs beaux-parents. Bien qu'ils aient accueilli le choix de leur fille avec peu d'enthousiasme, ils avaient accepté leur union en réalisant à quel point elle était heureuse. Une condition avait été imposée : celle d'officialiser le mariage rapidement. Pavel avait demandé la main d’Ava, même s’il n'en avait pas eu l'intention dans l'immédiat, trouvant que tout ceci allait trop vite. Il n'était pas encore diplômé, il louait un petit appartement qu'il peinait à payer avec ses revenus d’interne, mais l'insistance de sa belle-famille avait été si forte qu'il avait cédé.
Ava ne l’avait pas entendu avec le bruit de la radio en fond sonore. Il s’approcha, amusé de la voir se débattre avec une boîte de sauce tomate, et déposa un baiser sur sa tempe.
Celle-ci sursauta, mais se reprit aussitôt. Elle abandonna sa tâche et se retourna pour l’enlacer. Pavel remarqua immédiatement ses yeux rougis et gonflés. Il la serra dans ses bras. Elle avait encore dû pleurer toute la journée. Il n'aimait pas la savoir triste, mais il ne pouvait se résoudre à rester auprès d'elle quand des soldats se faisaient tuer au front. Continuer de vivre et ignorer cette guerre n'était pas pour lui.
Pavel observa le contenu de la casserole et dut reconnaître que l'odeur qui s'en dégageait était appétissante. Pourtant, ça n'avait pas toujours été le cas. Elle n’avait jamais eu l’habitude – ou le besoin – de se retrouver derrière les fourneaux, mais elle tenait à cuisiner pour lui. Au début de leur relation, ses connaissances culinaires étaient proches de zéro et il lui avait enseigné quelques astuces. De son côté, elle s'était arrangée pour se former auprès du chef de la résidence Gasha. Elle avait mis un point d'honneur à se perfectionner dans ce domaine, car elle savait que l'ex-conjoint de Pavel, Martin, était cuisinier et lui préparait de nombreux plats. Et pour cette raison, elle avait voulu se surpasser.
— Ce sera bientôt prêt, et ensuite, je t’aiderai à finir ta valise.
Les derniers mots étaient à peine audibles comme s’ils étaient douloureux à prononcer. Pavel acquiesça et alla prendre une douche tandis qu'elle terminait le repas.
La soirée passa vite et le couple s'installa dans le lit. Les longs cheveux blonds – presque blancs – d’Ava étaient posés sur son épaule et lui chatouillaient le menton. Il ne dit cependant rien, heureux de serrer contre lui sa si précieuse Ava autant que possible avant son départ.
— J’ai envoyé une lettre à Abel, murmura-t-elle en caressant son torse.
Pavel ne put retenir un soupir. Abel était le cousin d’Ava et le fiancé de Katia. Même s’il appréciait le personnage, il n’avait pas de lien particulier avec lui et il n’avait pas l’intention de lui demander de l’aide, ou pire, d’être couvé par ce capitaine.
— Ava, ce n'est pas la peine, il a d'autres choses à gérer que de s'occuper d'un médecin civil au camp de base. Je serai dans l'hôpital militaire à Naranne. Et puis, tu penses bien que Katia s'en est déjà chargé.
— Je sais, mais ça ne coûte rien de l'avertir.
Sentant que sa fiancée allait de nouveau pleurer, il se rapprocha d'elle et l'embrassa. Il avait besoin de cette étreinte, elle allait tellement lui manquer. Il les fit rouler et se plaça au-dessus d’elle pour l’observer. Sa beauté fragile l’avait toujours attiré. Ses yeux bleu marine troublés de larmes trahissaient sa tristesse, mais aussi son désir. C'était leur dernier soir avant trois mois, et elle le voulait. Elle se laissa déshabiller et s'abandonna dans ses bras rassurants.
***
Le lendemain, Pavel mit ses chaussures, prêt à partir. Ava, qui avait tenu bon depuis le réveil, sentit les larmes couler de nouveau. De son pouce, il les essuya. Ce geste lui rappela combien elle l’aimait et combien elle se sentait heureuse depuis leur début. Elle n’avait jamais connu autant d’attentions ni de sécurité de sa vie. Il était l’homme le plus généreux qu’elle ait rencontré. Pourtant, aujourd’hui, la guerre le lui arrachait. Non. Pas la guerre. C’était Pavel lui-même qui avait décidé d’y aller et de la laisser seule à Prita. Elle aimait son courage, mais pour une fois, elle aurait souhaité qu’il en manque un peu et ainsi le garder jalousement près d’elle.
Pavel l’attira pour un dernier baiser auquel il eut du mal à mettre fin.
— Je ne pars que pour trois mois, Ava, ça passera vite.
Il se demanda un instant qui il essayait de rassurer. Le stress augmentait de minute en minute et il n’était plus sûr de rien.
— J’y vais, je t’aime.
Ava lui répondit et il réussit à se détacher pour sortir et quitter, à cinq heures du matin, la chaleur et la sécurité de son foyer. Il n'habitait qu'à quelques mètres de la gare, où son train l'emmènerait à l'aéroport. Il préférait s'y rendre seul et ne pas partir avec le souvenir d’Ava en pleurs sur le quai.
CHAPITRE 2
Les caisses pleines de médicaments et d’équipement médical étaient chargées dans la soute, ainsi que quelques denrées alimentaires non périssables et appréciées des soldats sur place. Il ne restait plus qu’aux médecins et infirmiers volontaires d’embarquer pour le pays de Nomiranne.
Tandis qu’ils montaient à bord de l’avion qui les emmènerait loin de leur famille et de leur quotidien, l’appréhension gagnait chacun des jeunes gens. Ils avaient beau savoir où ils se rendaient, personne ne les avait préparés à ce qu’ils allaient vivre. Pavel, plus que quiconque, verrait sa vie transformée à jamais. Il ignorait encore de quelle manière, mais il en avait la certitude au fond de lui.
Depuis toujours, il avait été à l’écoute de ce que son cœur lui dictait, prenant ses décisions en fonction de celui-ci. Il tenait ce penchant de sa mère. Elle ne cessait de lui répéter que raisonner avec la tête était important, mais qu’il ne fallait jamais négliger les mots de son cœur. Il sourit à cette pensée. Elle lui manquait. Il caressa le pendentif autour de son cou et se plongea dans sa contemplation. Il tira dessus et le cordon s’imprima dans sa peau. Une labradorite aux reflets bleus et dorés. Elle appartenait à sa mère, qui la lui avait donnée pour son dixième anniversaire. Elle lui avait expliqué les vertus protectrices de cette pierre. Il ferma les yeux un instant en priant pour que ces pouvoirs se vérifient. Son père l’avait enserré avec du fil métallique qu’il avait torsadé. Ainsi, il portait une part d’eux avec lui en permanence.
Son père lui manquait aussi beaucoup. Depuis son arrivée à Prita pour ses études, il ne l’avait pas revu. Le voyage jusqu’à Forvido était long et coûteux. De plus, leur séparation ne s’était pas passée en très bons termes. Ce dernier attendait de lui qu’il reprenne l’entreprise familiale d’armurerie. Il avait eu beaucoup de mal à accepter sa décision de s’éloigner pour devenir médecin. Mais Pavel avait les armes en horreur et il ne comprenait pas que son père continue dans cette voie après l’événement tragique qui s’était produit l’année de ses quatorze ans.
Il l’avait averti par lettre de son départ pour Nomiranne, le rassurant en lui expliquant qu’il serait affecté à l’arrière, à Naranne. Celui-ci était inquiet, mais, malgré leur discorde, fier de son fils et de son engagement.
Pavel tenait toujours le pendentif dans sa main. Il ne le quittait jamais. Il releva les yeux du hublot qu’il fixait depuis plusieurs minutes, perdu dans ses pensées, et les orienta vers ses collègues. La plupart avaient l’air terrorisés. S’il était honnête, il l’était tout autant. Incapable de manger quoi que ce soit au réveil, il craignait de ne pas garder le café bu le matin même tant son estomac se nouait à mesure que l’avion les rapprochait de cette terre en guerre. Toutefois, il luttait intérieurement. Il refusait de se laisser submerger. Céder à la peur n’était pas la solution. Il avait pris sa décision, il était trop tard pour regretter.
Il interpella son voisin et lui raconta quelques blagues dont il avait le secret pour détendre l’atmosphère. Il réussit à obtenir un sourire crispé en retour. C’était déjà ça.
***
L’arrivée se déroula dans un chaos total. Bombardé le matin même, l’aéroport n’en portait plus que le nom. Une seule piste avait pu être déblayée à temps. La voix du pilote résonna. À un rythme soutenu qui trahissait son stress, il leur balança quantité d’informations sur le déroulement des événements une fois qu’ils auraient atterri.
Pavel essaya d’enregistrer et de faire ce qu’on attendait de lui, mais la boule dans son estomac l’empêchait de réfléchir. Son regard parcourait l’extérieur au travers du hublot. Des trous énormes perforaient le sol au milieu de gravats qui s’étalaient à perte de vue. Des militaires couraient sous l’ordre d’un officier que Pavel n’entendait pas, mais il ne lui était pas difficile de comprendre que tous étaient en alerte.
— Bienvenue en enfer, les gars !
Pavel s’arracha à la contemplation de l’horreur extérieure et réalisa qu’un homme se tenait debout dans la petite allée de l’avion.
— Je suis le lieutenant chargé d’escorter vos culs sains et saufs à Naranne. Alors, j’attends de vous une totale coopération.
Tous hochèrent la tête en silence. Le sourire satisfait de l’officier accentua la nausée qui ne le quittait pas depuis le matin même et, sur ses ordres, il attrapa son sac, le jeta sur son épaule et guetta le signal pour descendre de l’appareil.
— Allez, allez ! Dépêchez-vous bon sang !
Un autre militaire se tenait à la sortie de l’avion et leur adressait de grands gestes pour les faire courir plus vite encore.
Ils montèrent tour à tour dans le bus inconfortable qui sentait le renfermé. Le véhicule démarra en trombe sitôt qu’ils furent installés. Pavel fut projeté sur le dossier miteux du fauteuil et il se cramponna à ce qu’il pouvait. Le chauffeur conduisait à vive allure et ne prenait pas la peine de contourner les nombreux nids-de-poule qui parsemaient la route.
Après une heure épuisante, Pavel vit le panneau de Naranne. Comment tenait-il encore debout, quand la plupart des habitations et commerces qu’il apercevait étaient endommagés ? Ce fut cette question idiote qui traversa son esprit alors qu’ils arrivèrent enfin à l’hôpital. Le bâtiment ne semblait pas trop touché par les bombardements, tout comme le secteur autour d’eux. Le centre de la ville restait « intact ». D’après les renseignements que le docteur Boleyn leur avait donnés, cet hôpital faisait la moitié de celui de Prita, mais possédait un plateau technique correct. Pavel espérait vraiment pouvoir aider les habitants et les militaires et leur apporter les soins d’urgence auxquels ils avaient droit.
La porte s’ouvrit et le lieutenant leur hurla de sortir rapidement. À peine eurent-ils le temps de descendre que celui-ci retourna dans le véhicule sans même les saluer. Le petit groupe de volontaires resta planté là, devant l’entrée, durant quelques secondes qui leur parurent interminables, avant qu’une femme se présente à eux. Son apparence ne laissait pas de doute quant à sa fonction de médecin. Sa blouse était piquetée de sang, elle portait des gants qu’elle enleva en s’approchant et les jeta dans une poubelle à côté. Pavel observa ses traits tirés et ses cheveux courts, retenus par un calot taché de transpiration.
— Bonjour à tous, merci d’être présents. Je suis le lieutenant Sasha Patterson, médecin dans l’armée. Je ne m’attarderai pas plus en présentation, car on a besoin de vous tout de suite. Le bombardement à l’extérieur de la ville ce matin a fait de nombreuses victimes. Je vais vous montrer où poser vos affaires, vous pourrez les récupérer quand vous rejoindrez vos baraquements. Enfilez une tenue et suivez-moi !
Les volontaires sentirent tous l’adrénaline monter d’un cran supplémentaire. L’accueil à l’aéroport, le trajet chaotique, et maintenant, ils devaient enchaîner sur le travail dans un lieu inconnu et dans des conditions bien différentes de leurs habitudes.
Pavel marcha au rythme du groupe et se délesta de son sac dans le vestiaire de fortune qui leur était attribué. La salle semblait à l’abandon et devait servir de débarras. En la parcourant des yeux, il aperçut plusieurs ventilateurs cassés entassés les uns sur les autres et une quantité impressionnante de cartons amassés sur le sol.
Il vit une petite étagère – la seule de la pièce – sur laquelle étaient rangées des tenues de travail. Il en attrapa une et l’enfila rapidement, malgré la chaleur et la sueur qui ne lui facilitaient pas la tâche. Il sortit son stéthoscope et, par habitude, glissa son doigt sur ses initiales qui y étaient gravées. Un cadeau d’Ava pour son passage en septième année. Pour terminer, il noua un calot sur sa tête, recouvrant ses boucles brunes.
Un à un, toujours avec une certaine confusion, chacun retourna dans le hall où le lieutenant Patterson les attendait en remplissant des documents. Elle leva ses yeux noirs cernés et referma le dossier.
— Parfait. Les infirmières et infirmiers, vous allez être guidés par le sergent Harris.
Celui-ci se présenta et emmena les dix infirmiers.
Le lieutenant Patterson continua sans prêter attention aux états d’âme de certains, qui semblaient perturbés d’être séparés. Pavel savait que deux couples se trouvaient parmi les volontaires et tous deux avaient été éloignés l’un de l’autre.
— Vous allez être répartis entre les unités de triage et chacun des deux blocs.
Elle appela les noms qu’elle lisait sur la liste que la ville de Prita lui avait envoyée et annonça leur affectation du jour.
Pavel fut attitré au bloc 2, et son collègue de promotion au 1. Bien qu’il n’était pas proche de lui à Prita, il fut soulagé que ce premier jour ne se passe pas en totale inconnue.
Avant de partir, le lieutenant Patterson leur indiqua les codes d’accès, la localisation des services et de la pharmacie. Elle enchaîna avec la procédure d’accueil des patients. Du triage au bloc, sans oublier la morgue qui était saturée. Ce qui l’amena au point suivant sur l’évacuation des corps et les règles d’hygiène strictes à respecter.
Pavel encaissa sans broncher. La quantité et l’urgence avec laquelle elle listait les informations l’empêchaient de réfléchir correctement et de s’inquiéter de la gravité de la situation. Il ne doutait pas qu’une fois au calme – si toutefois cela se produisait durant ces trois mois à venir –, il en prendrait conscience, mais pour l’heure, il agissait comme il le faisait toujours : se donner au maximum pour sauver des vies.
Le chemin jusqu’au bloc ne les rassura pas davantage. Les couloirs étaient sales et encombrés. L’idée que pousser un brancard, ici, ne devait pas évident lui traversa l’esprit – surtout en cas d’urgences. Ils croisèrent du personnel qui ne leur adressa pas la parole, plongé dans leur propre travail. Ils prirent l’ascenseur. Une odeur d'urine mêlée à la transpiration planait dans l'air. Il devait lutter pour ne pas couvrir le bas de son visage avec sa main. Et surtout, pour ne pas faire marche arrière. En arrivant à l’étage inférieur, la cabine rebondit et propulsa Pavel contre la paroi.
Ils débouchèrent sur un autre couloir mal éclairé, car les plafonniers ne fonctionnaient pas tous, certains s'allumaient en discontinu.
— On se croirait dans un film d’horreur, marmonna son collègue.
Pavel resta silencieux, mais n’en pensa pas moins. Ils avancèrent et rencontrèrent très vite une infirmière qui les guida avec autant d’empressement que chaque personne avec qui ils avaient parlé depuis leur entrée sur le territoire de Nomiranne quelques heures plus tôt.
Ce n’est qu’une fois passé les portes du bloc qu’il lui sembla ressentir un peu de calme. Les bips réguliers du respirateur lui apparurent familiers et rassurants. Le chirurgien agissait en silence.
— Mets-toi ici, lui indiqua-t-il sans lever la tête de son travail.
Pavel s’exécuta après avoir procédé à un lavage de main rigoureux et avoir revêtu les gants stériles que l’infirmière lui avait tendus. Le chirurgien lui jeta un regard en biais, satisfait.
Une fois en place, il fut assez facile pour lui de récupérer des repères. Il avait passé un semestre complet au bloc à Prita et il n’eut aucun mal à apporter son aide. Ça avait même quelque chose d’apaisant après tout ce tumulte sur lequel il n’avait pas de prise.
La première journée défila à toute allure. Les cinq médecins de Prita étaient débordés. Les blessés arrivaient continuellement, beaucoup de civils, mais aussi des soldats rapatriés du front ou en mission autour de Naranne.
Lorsqu’on les autorisa à quitter l’hôpital, ils furent conduits aux petits baraquements qui leur serviraient de toit pendant les trois prochains mois. Après une douche plus que bienvenue, Pavel s’étala de tout son long sur sa couchette et sombra dans un sommeil sans rêves.
CHAPITRE 3
— Tu vas me suivre aujourd’hui, nous allons rejoindre mon collègue, le lieutenant Taylor, à une dizaine de kilomètres de là. Il est mobilisé au campement Bluebird près de la frontière, annonça le lieutenant Patterson.
Tout en remplissant le véhicule, elle poursuivit :
—Il accompagnait une unité dans un secteur connu pour être miné. L’un des soldats en a fait sauter une. L’explosion l’a tué sur le coup et a atteint leur capitaine. Taylor a su nous prévenir, mais il est, lui aussi, blessé. Comme leur mission les a rapprochés de Naranne, nous allons y aller directement pour les rapatrier ici.
Pavel essayait de cacher son trouble à l’idée de s’aventurer dès le deuxième jour près de la frontière ennemie. Après une courte nuit, il pensait retrouver sa place au bloc, mais le lieutenant Patterson semblait en avoir décidé autrement. En arrivant ce matin, elle avait réparti les cinq médecins et cette fois-ci, Pavel la secondait.
Il écouta ses instructions sur la localisation du matériel, des médicaments et du fonctionnement des systèmes médicaux transportables dans la petite ambulance de fortune dans laquelle ils se trouvaient. Ce n’était ni plus ni moins qu’une Jeep aménagée.
À peine eut-il le temps d’en faire le tour que le lieutenant Patterson faisait démarrer le véhicule. Elle roulait vite sur des routes qui n’en portaient bien souvent plus que le nom tant elles étaient abîmées par les bombardements ennemis. Essayant de ne pas prêter attention au fait qu’ils s’éloignaient de l’arrière – et donc de la zone sécurisée –, Pavel lança la discussion :
— Vous êtes mobilisée à Naranne en permanence ou, vous aussi, vous partez sur les campements et en mission ?
— Tu peux me tutoyer, tu sais. On est collègues, après tout. Et appelle-moi Sasha. À force d’entendre « lieutenant » à longueur de journée, j’en oublie mon prénom, plaisanta-t-elle.
La bonne humeur de Sasha le dérida quelque peu et il sentit ses muscles se décrisper. La pression qu’il avait accumulée depuis la veille mettait son corps à rude épreuve. Comme en alerte permanente. Il lui sourit à son tour en hochant la tête et elle reprit :
— On est peu de médecins militaires, la plupart sont affectés à Naranne, car c’est là où nous avons le plus de chance d’agir, grâce aux moyens techniques. Mais nous en avons besoin sur les fronts. Pour ma part, je reste à Naranne à la demande de mes supérieurs et je gère les organisations sur place.
Sasha se tut un instant pour bifurquer à une intersection, qui ne semblait pas en être une, perdue au milieu de tout.
— C’est pour ça qu’on est ravis de vous avoir, continua-t-elle avec un sourire. On a besoin de volontaires efficaces et si vous trouvez vos marques, ça nous permettra de déployer davantage de médecins sur le terrain.
Pavel acquiesça, heureux d’être allé au bout de sa démarche en venant ici. Il reporta son attention sur l’extérieur. La jeep quitta la ville et s’enfonçait dans une semi-campagne, roulant sur des routes bordées de fermes, de plantations et de quelques groupes isolés d’habitations. En les observant de plus près, il se rendit compte que celles-ci étaient, pour la plupart, délabrées et abandonnées. Le lieu semblait sans vie. Pourtant, de temps à autre, il apercevait des travailleurs dans les champs, le corps plié en deux pour récolter leurs moissons. Il remarqua également quelques enfants jouer et réalisa que, malgré la situation, des personnes vivaient encore ici.
Voyant que son coéquipier ne parlait plus et affichait un air sombre devant le spectacle auquel ils assistaient, elle expliqua :
— Cette province est au nord. Elle a été la plus touchée et a subi de lourdes pertes. Le problème, c’est que le secteur est très étendu, et il est difficile pour l’armée alliée de la surveiller efficacement et de protéger la population. C’est pourquoi ils ont été invités à évacuer. Des logements ont été construits dans la périphérie sud de Naranne. Mais, comme tu le vois, certains n’ont pas accepté. Ils sont chez eux et ne veulent pas abandonner tout ce qu’ils ont. Ces terres sont leurs seuls biens.
Pavel garda le silence, songeant à la manière dont il réagirait si la situation le concernait. En revanche, il n’avait pas de doute sur la décision qu’aurait prise son père. Celui-ci serait resté jusqu’au bout pour protéger son armurerie et sa maison.
Le décor changea de nouveau et une forêt se dessina devant eux. Sasha y pénétra par un chemin de terre et s’arrêta un peu plus loin en contrebas d’une petite colline.
— On va finir à pied pour éviter de se faire repérer sur les grands axes, expliqua-t-elle. Attrape un de ces deux sacs et suis-moi.
Pavel obéit. La pression qui s’était atténuée grâce à leur conversation reprit de plus belle tandis qu’il glissait les sangles sur ses épaules.
La distance qu’il leur restait était courte, moins de deux kilomètres. Mais elle lui parut durer des heures. La forêt dans laquelle ils s’étaient engouffrés était dense. Le sol inégal ralentissait leur progression et la tension qui montait davantage à chaque pas n’aidait en rien.
Pour lui, tout se ressemblait, et il fut impressionné par la facilité avec laquelle Sasha les guidait sur le bon chemin, jusqu’à déboucher près d’une grotte. Il s’accorda une pause de quelques secondes contre un arbre et enleva le sac qui pesait une tonne sur son dos crispé, tandis que Sasha s’annonçait aux deux hommes postés devant l'entrée.
Elle les salua, puis leur demanda où se trouvait le lieutenant Taylor.
Après s'être essuyé le front et avoir bu une gorgée de sa gourde, Pavel s’avança à son tour pour se présenter, mais aussitôt, ils braquèrent leurs armes dans sa direction, l’avertissant de ne pas faire un pas de plus.
— Il est avec moi, Basile. C’est un civil, calma Sasha.
Sans le quitter des yeux, le soldat baissa lentement son arme, continuant de le scruter, tout comme le second, qui n’avait pas bougé. Son doigt restait posé sur la détente, mettant une pression supplémentaire au jeune médecin. Ce dernier déglutit, pas sûr de la conduite à tenir. Il finit par tendre la main :
— Salut. Je suis Pavel, interne en septième année. Je viens de Prita et je me suis porté volontaire pour aider.
Les deux hommes se contentèrent d’un bref hochement de tête, mais ignorèrent la main tendue. Pavel leur adressa un petit sourire nerveux avant de ramener son bras contre son corps.
Le plus grand des deux replaça sa casquette d’un mouvement mécanique. Il sembla se détendre :
— OK, désolé. On ne savait pas que les bleus débarqueraient sur le terrain.
— Je ne suis pas de l’armée, je...
— Peu importe. Tu restes un bleu. Alors, écoute bien Sasha et ne va pas te faire tuer bêtement, le coupa le soldat sur un ton abrupt.
Pavel demeura interdit. Il avait toujours eu un problème avec l’autorité, même quand celle-ci se voulait bienveillante, bien que maladroite. Il les salua de la tête et entra à la suite de Sasha. Il porta aussitôt la main à son visage pour amoindrir l’odeur de sang qui lui agressait les narines. L’obscurité, même en plein jour, frappa Pavel. Il suivit de près Sasha, qui était la seule à posséder une lampe, jusqu’à ce que le faisceau de lumière éclaire deux corps.
Agenouillé, un homme, qu’il devina être le lieutenant Taylor, en soignait un autre, allongé sur le sol rocheux et inconfortable de la grotte. Celui-ci avait la jambe amputée. L’état de la plaie indiquait que cela n’avait rien de médical, mais était la conséquence d’une explosion.
— Essayez de rester tranquille le temps que je change les bandages, capitaine, implora presque le médecin.
Le capitaine se retenait de hurler. Probablement pour ne pas faire repérer leur position, pensa Pavel. Devant la détresse qu’il lut sur le visage de cet homme, il accourut auprès de lui et sortit de son sac des ampoules de morphines pour lui en administrer une rapidement.
Le médecin, qui avait aperçu Sasha, l'interrogea du regard. Elle lui adressa un petit hochement de tête, lui confirmant que ce garçon pouvait intervenir. Il reporta son attention sur Pavel :
— Tu es ?
— Pavel, interne en septième année, je viens en renfort pour trois mois.
Le lieutenant Taylor afficha un maigre sourire, secrètement soulagé de voir que Prita avait répondu présent pour les soutenir. Il le laissa administrer au capitaine une dose d’antalgique et d’antibiotique.
— Tu es blessé ? s’enquit Sasha en regardant le sang sur la veste du lieutenant Taylor.
Celui-ci hocha la tête, mais continua son soin tant bien que mal. Pavel observa le lieutenant. Les traits de son visage étaient tirés par la douleur. Il lui proposa de prendre son relais pour finir le bandage compressif, pendant que Sasha s’occupait de sa blessure. Quand il eut terminé, un grésillement attira son attention. Il provenait du sac radio dont le porteur avait été tué durant la mission.
Basile, le soldat avec qui il avait échangé devant la grotte, entra pour répondre. Une voix résonna et les informa qu’un hélicoptère allait pouvoir se poser dans une heure pour les ramener à la base. Pour cela, ils allaient devoir se mettre à découvert et rejoindre une clairière située à dix minutes d’ici.
Un silence plana quand l’appel fut coupé. Chacun observait l’autre, jaugeant l’état mental et physique pour terminer la mission.
En premier lieu, l’aspect médical devait être traité. Sasha sortit la civière pliable et donna ses instructions. Elle demanda à Pavel de les accompagner dans l’hélicoptère pour veiller sur les blessés. Elle ferait aussi le trajet avec eux pour porter le matériel, puis rentrerait avec l’ambulance.
***
Trois quarts d’heure plus tard, le petit groupe se mit en route. Il fallait être rapide et calculer chaque geste. Ils se lancèrent donc sous les directives de Basile. Avant de perdre connaissance, leur capitaine lui avait demandé de prendre le commandement pour la fin de la mission.
Sasha était chargée des trousses de premiers soins, Basile soutenait le lieutenant Taylor, et Pavel portait la civière occupée par l’officier amputé avec le second soldat, Alès. Ils marchèrent vite jusqu’à la clairière. Le cœur de Pavel battait à toute vitesse. Il se concentrait pour ne pas tomber et maintenir le brancard de fortune aussi droit que possible, regrettant vaguement de ne pas avoir des muscles plus développés.
Bientôt, ils entendirent le son caractéristique de l’hélicoptère. Il ne restait plus que quelques pas et ils pourraient décoller. Ils accélérèrent à la demande de Basile. Tous s’exécutèrent, mais dans sa précipitation, Sasha trébucha sur une racine d’arbre que ses bras chargés l’empêchaient de voir et glissa dans un trou de cinquante centimètres caché par des feuillages. En tombant, elle poussa un cri que le bruit des pales ne couvrit pas. Sa jambe fut traversée d’un pic de bois. Un des nombreux pièges posés par l’ennemi.
Alerté, Pavel se retourna et se statufia devant la quantité de sang que perdait Sasha. Il demanda à Basile de prendre sa place. Taylor pouvait finir seul la courte distance qui les séparait de leur but, et il se rua pour la dégager.
Il se hâta de la rejoindre et d’observer la situation. Sasha poussa une nouvelle plainte de douleur, mais cette fois, masquée par le bruit de l’hélicoptère, car elle fit tout son possible pour le contenir. En réalisant l’importance de la plaie, il décida de lui administrer de la morphine pour pouvoir retirer le bout de bois sans lui infliger des souffrances supplémentaires. Il trouva les drogues et lui en administra une dose.
— On doit partir, maintenant ! ordonna Basile qui venait d'arriver en renfort avec Alès.
Il glissa ses bras sous les épaules de Sasha, prêt à la soulever. Il n'avait pas vu que sa jambe était encore prise au piège.
— Attendez !
Pavel leur montra l'état de la blessure et leur demanda de l'aide pour extirper le pic du mollet de Sasha. Il comprima aussitôt l’opération réussie. Il travaillait à même le sol, dans des conditions d’hygiène loin d’être optimales, mais cette blessure pouvait coûter la vie du médecin, alors il choisit de parer au plus urgent, il pourrait nettoyer la plaie ensuite.
Les trois hommes rejoignirent l’hélicoptère en portant Sasha qui avait perdu connaissance. Dès qu'ils l’atteignirent, ils l’installèrent et le lieutenant Taylor continua d'appuyer pour contenir l'hémorragie. Pavel jeta son sac, puis s’apprêta à monter quand il s’écria :
— L’ambulance ! Il y a tout le matériel à l’intérieur ! On ne peut pas la laisser ici !
Les deux soldats jaugèrent Pavel, mais Taylor approuva :
— Il a raison, on en a besoin. Nos réserves sont déjà limitées.
— OK, on va aller le récupérer ! lança Basile. Tu viens avec nous pour nous indiquer le chemin, on te raccompagnera jusqu’à l’hôpital.
Pavel hocha la tête. L’hélicoptère décolla et les trois hommes restés sur place coururent se réfugier dans la forêt, à couvert. Le souffle anarchique, Pavel tenta de reprendre son calme tandis qu’il réalisait la tournure qu’avaient prise les événements. Par réflexe, il porta la main à son cou à la recherche du pendentif de sa mère. Elle avait raison, il le protégeait. Il la remercia silencieusement en resserrant ses doigts autour de la pierre.
CHAPITRE 4
Le chemin de retour se révéla laborieux pour Pavel. L’adrénaline qui lui avait donné la force de réagir s’était estompée et il éprouvait des difficultés à mettre un pas devant l’autre. Toutefois, il essaya de suivre le rythme des deux soldats. Basile était en tête et Alès fermait la marche. Silencieux, ils guettaient le moindre bruit.
Ce dernier jetait de fréquents coups d’œil au médecin :
— Tu as du sang-froid.
Pavel se retourna, surpris par cette remarque.
— Je ne sais pas. Disons que je ne me pose pas de questions quand il faut agir. J'ai toujours été comme ça, je fonce dans le tas.
Cette réponse fit sourire le soldat, il l'avait bien cerné.
La jeep était en vue et Pavel en aurait pleuré de joie. Basile donna ses instructions et lui demanda de conduire pour qu'il puisse, avec Alès, surveiller et intervenir si nécessaire.
Il le guida, lui indiquant les routes plus sûres, celles déjà déminées par l’armée. Pavel essaya de retenir toutes les précieuses informations que ces soldats lui fournissaient. Il ne savait pas s'il retournerait sur le terrain, mais toutes données étaient bonnes à prendre.
À l’image de son trajet avec Sasha le matin même, il se détendit au fur et à mesure qu’il échangeait avec les deux hommes. Il apprit qu’ils venaient d’une petite ville de Pritalia qui bordait la frontière. Ils s’étaient rencontrés à l’armée et avaient fait leur classe ensemble. Depuis, ils ne se quittaient plus. Était-ce l’intimité de la voiture ? Ou le fait d’être seuls avec un civil ? Pavel ne le savait pas, mais il sentait une forme de protection extrêmement développée quand ils parlaient de la sécurité de l’autre. Il lui apparut de manière claire que ces deux-là étaient plus que de simples coéquipiers.
La petite parenthèse dura plusieurs kilomètres avant d’être brutalement interrompue. Un bruit de tirs arriva à leurs oreilles. Pavel se tendit et la peur le submergea à nouveau aussi violemment qu’un éclair déchirant le ciel. Basile lui ordonna d’accélérer et de ne surtout pas rester en ligne droite. Alès se redressa et se maintint à un des cadres de la jeep. Il arma et tira en rafale. Les balles ennemies pleuvaient, mais elles semblaient venir de loin, car aucune ne les touchait.
Le bruit effrayant s’intensifia quand Basile rejoignit Alès pour canarder leurs assaillants, qu’ils ne voyaient pas, cachés dans les collines environnantes. Pavel continua d’appuyer sur l’accélérateur en s'efforçant de ne pas rouler droit et de devenir une cible facile. Il luttait contre lui-même pour ne pas fermer les yeux et attendre que cet enfer se termine.
— Tu vois le pont à dix heures ?
Alès venait de lui hurler cette question.
— Pavel ! Tu m’écoutes ?
À la deuxième interpellation, Pavel réagit. Il se rappela que « dix heures » indiquait une direction comme celle du cadran d’une montre. Il regarda à gauche et aperçut le pont.
— Oui !
— Tu vas le prendre, mais ne tourne qu’au dernier moment !
Les mains presque soudées au volant, Pavel acquiesça. Il observait son objectif et se répétait « au dernier moment », « encore un peu », jusqu'à ce que l'instant lui semble bon. Il pila et braqua brutalement, manquant de renverser la jeep. Il jura et se débattit avec le levier de vitesse qui s'était bloqué. Au prix de gros efforts, il parvint à enclencher la seconde et accéléra pour reprendre sa fuite. Le pont traversé, il soupira de soulagement, mais un bruit plus inquiétant que les précédents résonna. Un sifflement. Il eut juste l’occasion de réaliser qu’il s’agissait d’une balle de mortier avant que l’explosion ne retentisse.
La jeep fit une embardée et Pavel se retrouva projeté hors du véhicule. Son corps atterrit lourdement sur le sol terreux. Il se protégea comme il le put, se recroquevillant sur lui-même, sonné. Sa tête n'avait pas été épargnée, bien que le choc reçu à cet endroit fût moins violent que celui ressenti dans ses côtes.
Il tenta de stabiliser sa vision floue. Il n'entendait que des bruits sourds et lointains, pourtant, une alarme résonna en lui, lui rappelant de bouger, de ne pas rester à découvert.
Il réussit à se hisser et s'éloigner de la route en contrebas. Redressant la tête autant que ses muscles endoloris le lui permettaient, il observa les dégâts. L'odeur de l'essence lui piqua le nez. Il aperçut la jeep couchée sur le côté. Ses yeux s'écarquillèrent et une sueur froide lui traversa l'échine. Il chercha Alès et Basile du regard, mais il n'en vit aucune trace. Ce ne fut qu'alors qu'il réalisa que les coups de feu avaient cessé. Le silence régnait désormais. Oppressant.
Quand il fut certain que plus aucune balle n'était tirée, il avança tant bien que mal jusqu'au véhicule et se stupéfia, horrifié : sous lui se trouvait Alès, sa main était tendue vers celle de Basile, qui gisait au sol. Une flaque de sang l'entourait. Les deux étaient morts.
Pavel sentit sa gorge se serrer, il manquait d'air. Comment était-ce possible ? Que s'était-il passé ?
Il ne put s'épandre sur sa détresse, car il entendit des pas. Il se cacha derrière la jeep, dans la direction opposée au bruit, se colla à la carrosserie et ferma les yeux. Son cœur battait des records, bien qu'il sentit son sang se glacer et la peur le paralyser.
Une voix résonna :
— Capitaine, c'est là ! C'est une de nos jeeps médicales !
Pavel ouvrit les yeux. Avait-il bien entendu : « une de nos Jeeps » ? S'agissait-il d'alliés ?
Une autre voix plus grave répondit :
— Sécurisez le périmètre, et vous deux, allez voir s'il y a des survivants.
Sur ces mots, Pavel se hissa sur ses jambes. Il tomba sur un homme aux cheveux blonds coiffés en brosse et un second à la taille imposante, les cheveux roux. Tous deux portaient les tenues militaires alliées.
— Qui es-tu ? demanda le premier sur ses gardes en pointant son arme sur lui.
Pavel déglutit. Il tenta d'articuler. Avec difficulté, d'une voix fragile et faible, il répondit :
— Pa… vel… Greyson. Je suis médecin civil... volontai... re. On s'est fait... attaquer...
Trop ébranlé, il ne réussit pas à terminer sa phrase. Ses idées n'étaient pas claires et le choc le paralysait toujours.
Le militaire le fouilla sans ménagement et Pavel se laissa faire comme un pantin, incapable de protester. Il sentit la main du soldat glisser dans sa poche et sortir ses papiers. Ce dernier les observa avant de hocher la tête et de l'emmener rejoindre le reste du groupe. Il y avait un autre homme avec des lunettes de soleil et un bandana sur le crâne, qui ne prêta pas attention à lui, continuant de scruter les environs, et enfin une quatrième personne, aux cheveux brun foncé et aux pupilles noires. Sans voir l'écusson sur sa veste, Pavel put tout de suite deviner qu'il était le chef d'unité. Il avait une prestance naturelle qui imposait le respect.
— C'est un médecin civil, capitaine. Pavel Greyson.
Le soldat tendit les papiers et, après les avoir étudiés rapidement, l'officier hocha la tête. Il détailla Pavel en écoutant la suite du rapport :
— Il y a deux autres de nos hommes, morts.
Le capitaine ne montra aucune émotion :
— OK, prenez-le avec nous. On rentre au campement, on ne doit pas s'éterniser ici.
Pavel identifia qu’il était le porteur de la voix grave de tout à l'heure. Abasourdi, il suivit le mouvement, s'appuyant sur le soldat aux cheveux roux qui l'aidait à marcher.
Il ne put s’empêcher de regarder une dernière fois dans la direction des deux hommes avec qui ils discutaient quelques minutes plus tôt. La gorge nouée, il eut toutes les peines du monde à refouler les larmes qui montaient.
Au bout de plusieurs mètres, celui qui le soutenait engagea la conversation :
— Je suis Tibo, je sais que ce n'est pas vraiment idéal pour une rencontre, mais, enchanté.
Pavel le regarda, surpris par cette prise de parole soudaine. Le visage de Tibo exprimait de la compassion et une forme de sincérité qui toucha Pavel. Il ne réussit pas à desceller ses lèvres, mais hocha la tête.
— Là, c'est Misha, notre sergent, continua-t-il, en désignant l'homme aux cheveux blonds qui l'avait fouillé.
Il dévia ensuite son index vers la gauche pour porter l’attention de Pavel sur son collègue aux lunettes de soleil :
— Lui, c'est Anton.
Enfin, il pointa du doigt l’officier à l’avant :
— Et le capitaine Shaw.
Pavel nota mentalement les prénoms de ses nouveaux compagnons de route. Il était perdu et suivait docilement le groupe. Ils marchèrent durant une heure, il n'en pouvait plus. Bien que Tibo le maintenait du mieux qu'il pouvait, il manqua plusieurs fois de tomber, pris de vertiges. Ils débouchèrent sur un campement. En passant sous l’arche de l’entrée, Pavel put lire Bluebird. Ce nom lui était familier. Son esprit lui renvoya des flashs du matin même. Sasha lui avait expliqué que l'unité venait de ce campement.
Ils avancèrent jusqu'à une tente qu'il devina être celle médicale, car une petite croix rouge se trouvait dessus.
Le capitaine Shaw se retourna pour faire face à Pavel.
— Je vous laisse vous faire soigner et je reviendrai vous voir pour avoir votre rapport.
— Mon rapport ? répéta Pavel, étonné et légèrement impressionné par le charisme de son interlocuteur.
Celui-ci le jaugea avant de répondre :
— Oui, je veux les détails de ce qu'il s'est passé.
Puis sans lui donner le temps de répliquer, il se détourna et poursuivit sa route.
Tibo et Misha le firent entrer.
— T'inquiète pas, il est un peu rude, mais c'est un bon capitaine et tu peux avoir confiance en lui, lui confia Tibo.
Misha, à côté, acquiesça, puis alla chercher l'équipe soignante pour qu'ils viennent le prendre en charge.
***
Deux heures plus tard, Pavel était couché dans un lit de camp, des bandages un peu partout. Il avait une violente migraine, et ses vertiges, bien que moins forts, restaient présents. Il en prit conscience en tentant de se redresser.
Une vive douleur dans ses côtes lui arracha une grimace. Il allait se rallonger par dépit quand il sentit qu’on l’aidait à s’asseoir. Il tourna la tête et tomba sur le même regard qui l'avait scruté plus tôt.
Le capitaine Shaw se tenait là, une main dans son dos, le corps penché vers lui. Pavel remarqua sa peau tannée par le soleil de Naranne. Ses yeux, qu’il avait pensé noirs, se révélaient marron foncé. Inquisiteurs, avec toutefois une infime touche d’inquiétude.
Pavel le remercia et l'officier se redressa :
— Bien, je vous écoute.
Le civil se fit la réflexion qu'il ne perdait pas de temps en futilités et allait droit au but. Il avait repris un faciès froid et son regard ne trahissait plus rien d'autre que de la détermination.
Après s’être raclé la gorge, Pavel entama son récit. Il relata son arrivée la veille, les événements qui s'étaient enchaînés et la mort de Basile et Alès. En les évoquant, sa voix trembla, ce qui n'échappa pas au militaire.
— Inutile de vous morfondre pour deux soldats, ce ne sont malheureusement pas les derniers que vous verrez. Et votre métier vous a déjà préparé à y être confronté.
Pavel le fusilla du regard, il n'aimait pas ce comportement ni ce sous-entendu sur ses capacités. Il pouvait comprendre que certains éprouvaient le besoin de mettre de la distance et se protégeaient, mais ces soldats avaient perdu la vie en le raccompagnant. De plus, s'il n'avait pas parlé de la jeep, ils seraient tous à Naranne à l'heure qu'il était. Il s'en voulait et cet homme ne l'aidait pas.
— Mon métier m'a préparé à la mort, j'y ai souvent été confronté, mais il n'est jamais facile d’y faire face. Encore moins dans ces conditions.
Il s'arrêta un instant et défia du regard le capitaine qui gardait cet air insondable :
— Mais, de ce que j'ai vu de leurs blessures, ils sont morts sur le coup et n'ont pas souffert. Ils sont restés ensemble jusqu'au bout, reprit-il.
Le capitaine écarquilla imperceptiblement les yeux :
— Vous les connaissiez ?
— Très peu, je vous l'ai dit, je les ai rencontrés ce matin, mais il n'est pas compliqué de deviner ce qu'ils représentaient l'un pour l'autre.
— Hum.
Pavel fronça les sourcils, agacé :
— « Hum » ? Ça veut dire quoi, ça ?
Un silence marqua la dernière question du médecin. Un silence durant lequel le militaire l’analysa, donnant l’impression à Pavel qu’il était capable d’entendre ses pensées. Puis, soudainement, il écourta l’entretien et se leva. Il s’arrêta toutefois avant de partir et resta de dos :
— Je vous laisse vous reposer. Je ne sais pas encore ce qu'on va faire de vous, mais en attendant, il est possible que l'on vous demande de l'aide dans le petit dispensaire qui vous abrite. Après tout, vous êtes venu pour ça, non ?
Pavel ne répliqua rien et le regarda partir. Cet homme l'intriguait, il n'arrivait pas à déterminer s'il l'appréciait ou s'il le détestait. Rares étaient les fois où il se laissait aller à penser du mal d'une personne, mais ce capitaine Shaw éveillait en lui des sentiments contradictoires.
Il n’eut pas le temps d’y prêter davantage attention, la fatigue se rappela à lui et il finit par s'assoupir, épuisé.
A SUIVRE...
#homoromance #jetattendrai #mxmromance #lgbt #paveletivan #romanceguerre #gaylove
bottom of page